Une
nouvelle explosion ébranla la navette, et Maxard se répéta qu'il
allait mourir.
C'était
pourtant le reportage du siècle, l'occasion en or de briller auprès
de ses collègues, et de possiblement réaliser l'aventure d'une vie.
Le tout avait d'ailleurs semblé particulièrement monotone au
départ. La première partie du voyage avait été simplement longue
et ordinaire. Après tout, il commençait à avoir l'habitude. Phobos
était toutefois plus agitée qu'à l'ordinaire. Forcément, quand il
y a la guerre…
L'astroport
était certes toujours aussi bourdonnant d'activité, mais les
véhicules militaires et les croiseurs de combat avaient remplacé
les paquebots stellaires et les engins civils. Le sigle du bras armé
du gouvernement terrien était partout, pas moyen d'y échapper. Idem
pour les soldats et les contrôles de sécurité. D'un côté
entraient les recrues envoyées se battre au front; de l'autre, les
vaisseaux-hôpitaux ou, de temps en temps, ce que l'on appelait
prosaïquement le « chariot à viande », dont l'utilité
était évidente.
Coincé
sur Phobos pendant trois semaines, le temps que le commandement
militaire du gouvernorat martien vérifie ses accréditations, Maxard
avait adopté l'attitude d'un planqué, écrivant quelques papiers
sans saveur sur les héros du jour, les jeunes têtes brûlées qu'on
envoyait au casse-pipe, les conférences de presse édulcorées où
les huiles parlaient d'avantages
stratégiques,
de têtes de
pont,
ou encore de repli
sur des positions déterminées à l'avance.
Mais
il en voulait plus; il voulait du concret. Tout le monde pouvait se
rendre sur Phobos pour parler de la guerre. Lui, il voulait la voir
de près, voir ce conflit anachronique entre des colons et la milice
locale appuyée par le grand frère planétaire, à 225 millions de
kilomètres de là. Voir cette guerre qui perdurait depuis près de
deux ans malgré le supposé avantage technologie infaillible des
alliés, avec leurs vaisseaux de guerre, leurs bombardements orbitaux
et leurs armes laser.
Le
voilà donc casé dans une navette emmenant du matériel et des
troupes pour relever des soldats à la surface, à travers la fine
atmosphère martienne que l'on s'évertuait à épaissir depuis belle
lurette. Jusqu'aux premières explosions.
-Gardez
votre calme!, cria celui qu'on appelait Hicks.
Maxard
se doutait bien que cela lui était destiné : après tout, il
était bien le seul civil à bord. Les autres passagers, tous dans
l'armée, ne semblaient pas plus inquiets qu'à l'ordinaire d'être
la cible de tirs ennemis. Deux ou trois s'amusaient plutôt à
insulter les tireurs. Maxard, quant à lui, agrippa un peu plus
fermement les poignées de son siège, tout engoncé qu'il était
dans son scaphandre.
Une
deuxième explosion secoua l'appareil. Puis une troisième. Et une
quatrième, qui déclencha un signal d'alarme dans la cabine. Le
regard de Hicks croisa celui de Maxard, et le journaliste crut voir
de la peur au fond des yeux du sergent.
Est-ce
la douleur ou le bruit qui le réveilla en premier? Impossible de le
savoir. Péniblement, Maxard ouvrit les yeux, avec l'impression que
le côté gauche de son corps était consumé par les flammes. Il
gisait par terre, couché, dans ce qui semblait être un baraquement
de fortune. Se relevant péniblement, il jeta un regard autour de
lui : dans la petite pièce sombre flottait l'odeur de la
charogne. Ici et là, des corps ensanglantés, sans doute ceux
d'hommes qui l'accompagnaient dans la navette : deux ou trois
étaient impossibles à identifier, le visage arraché ou trop abîmé.
Son
bras gauche ainsi que le côté gauche de son torse étaient nus, ses
vêtements découpés à la hâte et la peau d'un rose vif.
Régénérescence
des tissus,
pensa-t-il. Efficace, mais douloureux en diable. Autour du poignet,
un dispenseur médical clignotait lentement.
Et
le bruit? Une grande vibration grave, pratiquement assourdissante,
comme si Mars hurlait sa colère. Une
tempête de sable. Génial.
Soudain,
la porte de la pièce s'ouvrit et un soldat en armure de combat
entra. Quelques traces de brûlure sur les plaques protectrices.
Étaient-elles dues à l'écrasement ou à des tirs ennemis? Le
fantassin releva finalement sa visière. Hicks.
-Content
de vous savoir en vie, le journaliste.
-Que
s'est-il passé?, demanda Maxard, cherchant instinctivement son
bloc-notes numérique, avant de se rappeler où il se trouvait. Dans
une morgue improvisée.
-Qu'est-ce
qui s'est passé, d'après vous? Il s'est passé que ces salopards
ont eu de la chance, et que cette satanée tempête n'a pas aidé.
Vous avez ici notre pilote, notre ingénieur et notre médecin,
dit-il en pointant trois corps. Nous vous avons appliqué une
solution épidermale, mais nous ne savions pas si votre blessure
allait s'infecter. Vous étiez salement amoché.
Maxard
murmura des remerciements et tenta doucement de se lever, avec un peu
d'aide de la part de Hicks qui vint le soutenir.
-À
quand les secours?, demanda le journaliste.
-Quand
notre antenne fonctionnera, et quand la tempête sera passée. Pas
avant. En attendant, il faut espérer que ceux qui ont fait un carton
ne viennent pas finir le travail.
À
l'extérieur, la tempête de sable faisait toujours rage. Une fois le
sas franchi, Maxard – qui avait revêtu l'armure rafistolée de
l'un des soldats tués – vu l'ouvrage
défensif
à propos duquel Hicks avait glissé quelques mots pendant qu'il se
préparait à sortir. Devant des tranchées creusées à la hâte, on
avait ajouté des débris provenant de la navette écrasée et des
caisses d'équipement vidées de leur contenu.
Le
pire était certainement l'attente. La crainte; l'impossibilité de
savoir si les secours arriveraient avant l'ennemi, ou même si ce
dernier daignerait se déplacer. Coincés à plusieurs dizaines de
kilomètres de la base où ils auraient dû se poser, ils n'avaient
plus qu'à prendre leur mal en patience.
La
première journée fut la pire. Stressé à s'en rendre malade au
cours des premières heures, avec l'impression qu'il ne verrait même
pas la mort arriver, Maxard avait fini par tomber d'épuisement.
Affecté au troisième tour de garde en compagnie de deux autres
soldats, il scrutait inlassablement l'horizon – ou, du moins, ce
qui passait pour un horizon. La tempête de sable semblait sur le
point de se calmer, mais on continuait à ne pas voir plus loin
qu'une centaine de mètres. Tout sauf des conditions idéales pour
guetter l'ennemi.
-Vous
voyez, on n'avait strictement rien à foutre en vivant sur le salaire
garanti. Alors quand j'ai pu m'engager, je l'ai fait, expliquait
Chen, l'un des deux soldats avec qui Maxard montait la garde. En
plus, il faut bien que quelqu'un leur montre qui est le patron, à
ces…
Quelque
chose dévia sur le côté du casque de Chen. Le soldat, sonné par
l'impact, s'écrasa au sol.
-À
terre!, gueula le troisième soldat en saisissant son arme. Maxard se
précipita sur Chen : sa visière avait éclaté, et on aurait
dit que quelque chose lui avait décapé le côté du visage. Merde,
merde, merde, merde!,
pensa le journaliste. Le coeur battant assez fort pour lui sortir de
la poitrine, il tenta tant bien que mal de ramper vers l'endroit où
la tranchée était la plus profonde. Le journaliste sentit quelqu'un
l'agripper et le lancer
vers cet endroit. Après s'être durement reçu sur le ventre, Maxard
se retourna : Hicks regardait déjà vers le lointain, là où
se trouvait le tireur. Et peut-être ses amis.
Quelques
minutes d'attente interminable. Maxard s'entendait haleter dans son
casque. En fait, à l'exception du bruit du vent, sa respiration
enterrait tous les autres sons.
Puis,
l'enfer.
Une
série d'explosions, d'abord, tout juste devant leurs tranchées. Les
soldats ripostèrent en ouvrant le feu, tirant parfois dans le tissu
mouvant de la tempête de sable. Des projectiles vinrent s'encastrer
dans le baraquement, derrière eux. Les hommes semblaient calmes,
professionnels, à part quand l'un d'eux, sans doute une jeune
recrue, lançait une bordée d'insultes. Hicks était penché sur le
module de transmission, et répétait inlassablement un appel à
l'aide. Sans succès, semblait-il.
Une
trouée dans la tempête permit d'apercevoir ceux qui leur tiraient
dessus. Une dizaine d'hommes en combinaison de combat noire, avec
quelques touches de couleur ici et là. Sur l'épaule droite, on
reconnaissait le sigle des rebelles, facilement identifiable. Le bras
d'un premier disparut dans un geyser de sang et s'écroula au sol :
les soldats avaient enfin trouvé leurs cibles. Un deuxième insurgé
fut coupé en deux par un tir, tandis que la tête d'un troisième
était emportée par une rafale. Les autres se jetèrent au sol ou
derrière des rochers.
Instant
de pause surréel, alors que les deux camps cessèrent de tirer
pendant quelques minutes.
-Bien
reçu. Terminé, lança Hicks avant de se déconnecter du module de
transmission et de venir reprendre sa place auprès de ses hommes.
Évacuation dans 30 minutes, gardez l'oeil ouvert!
Comme
s'ils n'attendaient que ce signal, les insurgés repartirent à
l'attaque. Gomez mourru, tout comme Pearson, Forgey et Muila. Les
rebelles se rapprochaient petit à petit, conscients que les rangs de
leurs ennemis s'éclaircissaient.
-Repliez-vous!,
cria Hicks, poussant la poignée d'hommes qu'il lui restait à se
réfugier dans le baraquement. Une fois à l'intérieur, il se
rapprocha de Maxard, puis lui carra un fusil d'assaut entre les
mains. Ces gars-là ne feront pas de distinction entre un journaliste
et un soldat. Autant que vous serviez à quelque chose, le
scribouillard.
-Je…
Je…
-Fermez-la
et écoutez : vous appuyez ici, et c'est tout. Oh, et une
dernière chose…
-Oui?
-Pointez
ce bout vers les méchants.
On
va mourir et il déconne…,
pensa Maxard.
Quelques
instants plus tard, une sirène d'alarme – une autre –
retentissait : les rebelles passaient outre le cycle de
décompression du sas. Pas surprenant, après tout.
La
porte intérieure vola en éclats, et des grenades filèrent dans les
deux directions. L'un des soldats réussit à renvoyer l'un des
engins explosifs à son expéditeur, mais le deuxième déchiqueta
les cadavres dans le fond de la pièce. De l'autre côté, la porte
extérieure fut emportée par le souffle. Le vent et le sable s'y
engouffrèrent en hurlant.
Encore
groggy des suites de l'explosion, sa combinaison couverte
d'entrailles, Maxard mit quelques instants à reconnaître le rebelle
qui entrait en plongeant dans la pièce, la détente enfoncée. Hicks
fut touché à la poitrine et s'écroula sur le côté. L'insurgé
commençait à peine à se retourner vers le journaliste que celui-ci
agrippa son fusil et fit feu en lâchant un énorme cri. Le laser,
invisible, sembla cisailler la peau de l'autre tranchant facilement
dans les couches protectrices de l'armure, pénétrant dans la chair
pour la brûler.
Hébété,
sur le point de vomir dans son casque, Maxard abandonna l'arme
désormais inutile et tituba jusqu'à l'extérieur. Levant les yeux
vers le ciel, il aperçut, à travers le ciel qui continuait de
s'éclaircir, un point lumineux qui grossissait à vue d'oeil. La
navette. Les secours. Le salut.
Un
violent coup dans le dos le fit tomber par terre. Une série de
voyants lumineux rouges se mirent à clignoter dans son casque; la
combinaison criait à l'aide. Les servomoteurs grincèrent lorsqu'il
finit, douloureusement, par se retourner. L'autre était là, son
armure noire striée de poussière, le sigle des rebelles bien en vue
sur l'épaule. Lentement, il leva son arme vers Maxard.
Le
journaliste ferma les yeux.
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