Tuer des journalistes doit-il être considéré comme un crime de guerre? Lundi, le président de l'agence de presse Associated Press, de passage à Hong Kong, réclamait des modifications aux Conventions de Genève et aux statuts judiciaires de la Cour pénale internationale pour mieux protéger les reporters ciblés en zones de conflit.
L'idée a du bon: comme l'indique lui-même le dirigeant d'AP, Gary Pruitt, si l'appellation "PRESS" conférait autrefois un semblant de protection supplémentaire aux employés des médias, ceux-ci étant considérés comme des acteurs neutres chargés de raconter ce qui se passait sur le terrain, la tendance est désormais au massacre des représentants des journaux, chaînes de télé et autres organisations de presse.
Pourquoi? Parce que les groupes extrémistes et intégristes, avance M. Pruitt, n'ont plus besoin du "quatrième pouvoir" pour faire circuler leurs idées; ils peuvent désormais s'exprimer librement sur les réseaux sociaux, et cour-circuiter ainsi un intermédiaire doté d'un filtre critique. Finies, donc, les entrevues pouvant exposer des failles dans le raisonnement des groupuscules terroristes ou les révélations-choc. L'heure est à la propagande en 140 caractères ou qui se partage à coups de "J'aime".
Au-delà des nobles intentions du patron de l'Associated Press, qui reconnaît lui-même que des changements législatifs ne seront jamais entièrement efficaces, et qui compte surtout sur l'augmentation de la visibilité du statut d'observateur neutre des médias, la nécessité de protéger les correspondants de guerre suscite un autre questionnement, plus vaste celui-là. Qui doit-on protéger, au juste? On avait beau jeu, il y a 20 ans encore, de définir les journalistes comme les employés de journaux, chaînes de télévision ou encore de radios. Avec l'avènement du web, toutefois, et l'éclatement des plateformes, la définition de "journaliste" est plus floue que jamais.
Si je pars demain pour l'Afghanistan ou l'Irak, en qualité de journaliste indépendant non chapeauté par une organisation connue, suis-je un journaliste? Je ne suis plus membre de la FPJQ depuis belle lurette, pas plus que ma carte de La Presse Canadienne soit encore valide... et je doute fort que la carte de membre de l'Association des journalistes indépendants du Québec ou de Pieuvre.ca soit d'une quelconque utilité, malgré tout le respect que je dois à l'AJIQ.
Que faire, alors? La profession journalistique, telle que définie au Canada et au Québec, n'impose pas la possession d'une carte de presse en bonne et due forme - pire, aucun parcours académique précis n'est nécessaire pour se prétendre "journaliste" et produire du contenu comme tel. Un niveau de liberté appréciable dans certaines circonstances, mais un véritable casse-tête autrement.
La situation actuelle, qui combine éclatement des plateformes de diffusion de contenu à une extrémisation croissante des groupuscules violents en zones de conflit ou dans des pays peu ouverts à la liberté d'expression, entraîne des problèmes graves. À titre d'exemple le cas du blogueur Raïf Badawi, qui continue heureusement d'échapper à la flagellation depuis bientôt trois mois, mais qui croupit toujours dans une cellule saoudienne sans possibilité de libération dans l'immédiat. Est-il un journaliste? Suffit-il de disposer d'un blogue pour obtenir ses lettres de créance médiatiques? Si Riyad finit par le fouetter à mort ou par l'exécuter, serait-ce "moins grave", aux yeux du patron de l'Associated Press, que si M. Badawi mourait sous les bombes du pouvoir syrien, ou égorgé en plein désert par l'État islamique?
Personne ne dira non à davantage de protections accordées aux journalistes en zone de conflit; le bilan semble s'alourdir d'année en année, et le mépris affiché par les dictateurs et tyrans de ce monde mériterait à ceux-ci un séjour prolongé derrière les barreaux. En attendant de clarifier la définition du métier de journaliste, toutefois, il a fort à parier que ce "bouclier législatif" ne sera qu'un voeu pieux, et ce même si M. Pruitt parvient à ses fins.
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